Et si une machine vous demandait de lui communiquer des informations personnelles sur vous, dès qu’elle en a envie et sans contrepartie ? Présenter comme cela, personne ne serait assez fou pour accepter. C’est pourtant bien le principe de fonctionnement de BeReal, réseau social d’un genre nouveau créé en 2020. Plus étonnant encore, l’application rencontre un tel succès depuis quelques mois que le nombre de téléchargements quotidiens a récemment dépassé ceux de Tik Tok ! Découvrons ensemble quelles sont les promesses de BeReal et pourquoi il est nécessaire de déconstruire son discours, beaucoup moins vertueux qu’il n’y paraît.
BeReal : Une promesse d’authenticité qui pose question
Un réseau social qui a su se différencier de ses prédécesseurs
En apparence, BeReal diffère peu des réseaux sociaux traditionnels. Comme sur Instagram, l’utilisateur se sert de ce réseau social pour partager des moments de vie, essentiellement à travers des photos.
Seulement, contrairement aux précédentes applications, il n’a pas le choix de ce qu’il veut montrer. Une fois par jour et à un moment qu’il ignore, l’utilisateur a deux minutes pour prendre une photo et la partager immédiatement avec ses amis. Vous pensez peut-être qu’il peut prendre plusieurs photos et choisir celle qu’il envoie ? Même pas. S’il en prend plusieurs, ses amis verront l’intégralité des photos qu’il a prises.
Pas très réjouissant à première vue. Mais l’application a su trouver les mots, deux mots pour être précis :
“Be Real.”
En français, “soyez réel” ou “soyez vrai”.
Be Real : le réseau social anti Instagram
Cette injonction à se montrer sans tricher, s’est faite dans un souci de contrer Instagram. Ce célèbre réseau social a en effet la réputation d’inciter à se montrer sous son meilleur jour, sans aucune volonté d’authenticité.
Le mot “instagramable” est d’ailleurs passé dans le langage courant et qualifie des contenus suffisamment présentables pour être dignes de figurer sur la plateforme. On exposera fièrement un plat sans saveur mais impeccablement dressé, alors qu’on évitera de montrer cette mousse au chocolat informe qu’on vient d’engloutir.
Les gens qui utilisent BeReal le font en partie dans un souci de se montrer dans des moments de vie qui ne sont pas mis en scène. C’est en quelque sorte une promesse qu’ils font à leurs amis. Ils leurs disent implicitement : “je n’ai que deux minutes pour t’envoyer une photo donc je ne peux pas tricher.”
Il ne suffit pas de montrer sa vie telle qu’elle est pour être authentique
Avant d’aller plus loin, on peut d’abord s’interroger sur la pertinence de ce projet. Envisager que montrer des moments de vie pris sur le vif s’accorde avec une quelconque valeur d’authenticité, est déjà discutable en soi.
Auriez-vous aimé que je vous présente le brouillon de cet article sans retouche, dans un souci d’authenticité ? Dans le même esprit, le fait que j’ai effectué quelques recherches avant de rédiger ce texte nuit-il à la vérité de ce que j’affirme ?
Non seulement, ce n’est pas le cas, mais c’est même tout le contraire.
Tout n’a pas vocation à être montré.
Un professeur prépare son cours avant de le présenter devant sa classe. Un chanteur fait des vocalises et répète avec ses musiciens avant de monter sur scène. Un photographe professionnel retouche un minimum ses photos pour augmenter leur impact.
C’est le produit de leur travail qui se doit d’être authentique.
Le fait de partager une photo de soi en train d’acheter une boîte de conserve ou de caresser un chien, ne fait pas de nous une personne vraie.
Pourquoi ?
Tout simplement parce que l’authenticité est la qualité d’une personne qui agit en conformité avec ses valeurs.
Or, se montrer en train de marcher dans le métro ou dans un supermarché ne dit rien sur nous. C’est un appauvrissement considérable de la notion de réel qui n’est plus conçue que comme une tautologie :
“Je suis réellement en train de marcher parce que je suis en train de me montrer en train de marcher.”
Voilà la valeur d’authenticité en laquelle croit BeReal.
Peut-on réellement cesser de se mettre en scène ?
Le deuxième aspect problématique consiste à essayer de nous convaincre que nous pourrions nous présenter tels que nous sommes, sans filtre. Comme si la mise en scène de soi s’activait via un bouton on/off. Cette croyance est illusoire car on voudra toujours avoir le contrôle de ce que l’on peut montrer et de ce que l’on veut garder caché. Et les réseaux sociaux ne font clairement pas exception à la règle.
Rappelons d’ailleurs que la personne qui utilise BeReal a deux minutes pour prendre une photo. C’est à la fois peu et largement suffisant pour se mettre en scène. Une personne aura tout loisir de se montrer en train de lire un livre ou de jardiner alors qu’elle s’apprêtait à faire autre chose.
Même si la marge de manœuvre est réduite, on voit bien que la promesse de réalité est assez illusoire. Les personnes qui utilisent BeReal régulièrement reconnaissent elles-mêmes qu’elles préfèrent ne pas partager leur quotidien trop plan-plan quand leurs journées se ressemblent trop. Elles finissent donc par délaisser l’application dans des périodes trop routinières, ne souhaitant pas se montrer sous un jour peu flatteur.
Une application qui ressemble plus à un système de surveillance qu’à un réseau social
L’ancêtre philosophique de BeReal : une prison conceptualisée au XVIIIème siècle
Mais c’est surtout d’un point de vue philosophique que cette application pose réellement problème. Pour comprendre cela, il faut faire un bond de quelques centaines d’années dans le passé.
A la fin du XVIIIème siècle, le philosophe Benjamin Bentham réinvente la prison et donne un nom à son invention : le panoptique.
Cette structure carcérale d’un genre nouveau franchit un cap dans le pouvoir de surveillance des gardiens. Sa configuration originale les placent en effet au centre du bâtiment, dans une pièce à l’abri des regards des détenus. Ils peuvent ainsi surveiller les prisonniers à leur guise, sans être vus eux-mêmes.
Le principe est révolutionnaire. Les détenus ne sachant pas à quel moment ils sont observés finissent par se sentir continuellement surveillés. Cette prison devait créer un sentiment de surveillance généralisée chez les détenus. Le but était de les faire se sentir perpétuellement regardés par des yeux invisibles. Le contrôle était alors maximal puisqu’il s’infiltrait dans l’esprit même des détenus.
S’il n’a pas connu un grand succès lors de son invention, le panoptique a été largement étudié au XXeme siècle. C’est le philosophe Michel Foucault qui l’a sorti de l’ombre en s’en servant comme métaphore de la surveillance des individus dans nos sociétés modernes.
Pour lui, le modèle du panoptique a triomphé au XXeme siècle.
Dans l’architecture d’une part, puisque plusieurs prisons s’inspirent en partie du panoptique pour simplifier la garde des détenus.
Mais c’est surtout dans le domaine des statistiques que ce modèle a fini par rencontrer un écho particulièrement fort.
Les statistiques comme outils de contrôle des populations
Etymologiquement, la statistique désigne le savoir de l’Etat sur l’Etat à un instant T :
- Connaissance de ses atouts et de ses faiblesses (politiques, économiques…);
- Etat des lieux de ses ressources (essentiellement humaines et matérielles).
Pour Foucault, le principal enjeu de la statistique va devenir progressivement la compréhension de sa population. Le peuple est en effet ce qui fait le plus peur à l’Etat car il peut être imprévisible, dangereux. La statistique répond donc à une logique de pouvoir, celui de contrôler la population d’un Etat. La comparaison avec le panoptique intervient dans son mode de surveillance. Elle infiltre et contrôle toutes les strates de la société sans être elle-même visible.
Mais le pouvoir des statistiques appliquées aux individus dépasse largement aujourd’hui la gouvernance des peuples et revêt également un enjeu lucratif. Internet est devenu un formidable terrain de jeu en matière de statistiques à des fins commerciales.
Le traçage des comportements des utilisateurs n’a plus rien à voir avec ce qu’il était possible de faire sur les supports traditionnels (télévision, radio, presse…). Les sites Internet qui mettent en place des cookies et autres pixels de tracking détiennent des informations de plus en plus précises sur leurs audiences. Par exemple, les rubriques les plus consultées en fonction de données socio-démographiques (âge, genre, département…). Même les comportement des utilisateurs sur les sites Internet sont scrutés et modélisés :
- Taux de rebond (visite d’une seule page) ;
- Temps passé par page ;
- Taux de clics sur les publicités ;
- Etc.
Le ciblage socio démographique en particulier doit permettre de créer des stratégies marketing par groupe d’individus aux comportements similaires. Cette technique de modélisation porte un nom, le “look alike modeling”. La différence avec les statistiques d’Etat, consiste principalement dans la finalité. Le but n’est plus ici de gouverner, mais de générer de l’argent grâce à la data. Mais le principe de surveillance reste à peu près le même.
Internet est donc devenu progressivement une véritable mine d’or pour les acteurs qui analysent les statistiques des sites web. Néanmoins, cette exploitation des données va encore plus loin avec le réseau social BeReal. Dans ce cas, la soumission est renforcée puisque la personne obéit sciemment aux injonctions de l’algorithme.
Comment BeReal pousse le principe de surveillance statistique encore plus loin
BeReal entraîne exactement le même sentiment de surveillance que le panoptique, car le principe est d’envoyer une photo de son quotidien à n’importe quel moment de la journée. La personne qui utilise l’application ne sait donc pas à quel moment elle devra envoyer une photo. Cela rend le principe de ce réseau social extrêmement intrusif. Imaginons par exemple que vous soyez à ce moment là plongé dans votre travail : nul doute que votre productivité sera mise à mal. Cela est problématique car vous n’aviez pas décidé de prendre une pause “réseaux sociaux” à ce moment là.
De mon point de vue, BeReal s’introduit dans le quotidien des gens sans avoir réellement eu de consentement de leur part puisqu’on peut avoir envie d’utiliser BeReal à certaines heures et pas à d’autres. De plus, même si vous ne recevez pas de notification, la simple éventualité que BeReal en produise une n’est pas saine pour votre concentration.
Mais j’anticipe déjà une objection :
Les personnes qui utilisent BeReal choisissent de partager leur vie et ne le font pas avec n’importe qui. Elles ne seraient donc pas tout à fait prisonnières de cette application en contrôlant qui a accès à leurs données.
Vraiment ?
On vient de voir à quel point Internet constituait une mine d’or de données exploitables pour les entreprises. En téléchargeant l’application BeReal, l’utilisateur accepte déjà de son plein gré l’accès à beaucoup de données personnelles :
- âge ;
- genre :
- adresse mail ;
- photos et vidéos stockées sur l’appareil ;
- préférences de contenu…
Cela n’est cependant pas nouveau puisque le téléchargement de quasiment toutes les applications fonctionne ainsi. En revanche, il est bel et bien inédit de devoir partager des photos à des moments choisis par l’application (qui lui seront bien utile pour mieux vous connaître).
Pourquoi peut-on affirmer que BeReal va plus loin que ses prédécesseurs ?
On l’a vu précédemment, le “défaut” majeur d’Instagram consistait dans la maîtrise quasi totale de son image. Sur Instagram, on peut tout à fait partager les photos de ces vacances au Brésil alors qu’on est rentré en France depuis une semaine par exemple.
Cela peut sembler anecdotique mais le partage de ses données n’a alors pas du tout la même valeur commerciale que des données partagées en temps réel.
La grande trouvaille de BeReal, c’est de vous obliger à partager des vraies données sur vous, au moment où l’application le souhaite… Le tout, en vous faisant croire que c’est pour le bien de vos amis et le vôtre, bien sûr !
Si vous partagez une photo de vous dans le centre-ville de Lille, l’application saura que vous êtes à proximité de telle ou telle enseigne et pourra donc proposer des contenus parfaitement ciblés. Ce n’est bien sûr qu’un exemple des potentialités. BeReal pourra tout aussi bien exploiter votre style de vie et vos habitudes de consommation. Elle saura par exemple que vous avez l’habitude de faire du shopping le mercredi après-midi, de vous rendre à votre cours de dessin le jeudi soir, etc.
Faut-il arrêter d’utiliser BeReal ?
Bien sûr, chacun est libre de mettre ses limites où il le souhaite. Après tout, BeReal s’inscrit dans la parfaite lignée de ce qui fait la force des réseaux sociaux et d’internet en général : une maîtrise renforcée des comportements des consommateurs grâce à la data.
Néanmoins, BeReal franchit encore un pas supplémentaire dans la surveillance des comportements (à des fins publicitaires). Il est essentiel que chacun ait conscience de la réalité qui se cache derrière le discours apparemment vertueux de cette marque. Les valeurs d’une entreprise, lorsqu’elles sont martelées à longueur de campagnes publicitaires, ne sont bien souvent rien de plus qu’un argument marketing. BeReal a flairé le bon filon de la recherche d’authenticité et s’en sert pour justifier une utilisation plus précise de nos données dans son propre intérêt.
La nuisance que représente les réseaux sociaux dans le travail n’est également plus à prouver. Or, BeReal va encore plus loin puisqu’il y incite sciemment à l’utilisation de ses services à des moments inappropriés. Il n’est pas du tout sain de ne plus pouvoir choisir les moments où l’on souhaite utiliser Internet, quand on connaît les comportements de dépendance qui peuvent en découler. Un réseau social qui revendique sans complexe un tel degré d’intrusion ne va pas clairement pas dans le bon sens.
Enfin, s’il ne s’agissait que d’une application encore peu connue, l’enjeu ne serait pas si important. Le problème, c’est que l’innovation de BeReal a suscité la convoitise de Snapchat, Tik Tok et Instagram, trois réseaux sociaux beaucoup moins “underground” que le petit dernier. Chacun s’empresse de développer à son propre compte des fonctionnalités similaires. C’est dire combien l’idée qui se cache derrière ce soi-disant désir d’authenticité a du potentiel…